Visions de
l’Occident romain
HOMMAGES À YANN LE BOHEC
Textes réunis par
Bernadette CABOURET, Agnès GROSLAMBERT et Catherine WOLFF
– Tome 2 –
Diffusion Librairie De Boccard
11, rue Médicis
PARIS
ISBN : 978-2-904974-42-7
ISSN : 0298 S 500
Illustration de 1re page : Stèle d'Haïdra en l’honneur de M. Licinius Fidelis
Illustration de 1re page : (AE 1969/70, 661 = ILP Bardo-01, 45).
Illustration de 1re page : Lieu de conservation : Département romano-africain du musée national
du Bardo, Tunis.
Illustration de 1re page : Crédit photographique : Musée national du Bardo, Tunis.
Diffusion De Boccard – 75006 Paris
© CEROR 2012 Tous droits réservés – Dépôt légal janvier 2012
Les entraves laténiennes des vallées de la
Saône et du Doubs :
nouvelles données
Philippe BARRAL et Alain DAUBIGNEY
Université de Franche-Comté
CNRS/UMR 6249 Chrono-environnement
Introduction
Les amphores vinaires italiques, qui arrivent en masse en Gaule interne
dans les dernières décennies du IIe s. av. J.-C., illustrent de façon éclatante les
mutations qui affectent les structures de l’économie et de la société gauloise vers
la fin de l’indépendance. On évoque souvent, au titre des contreparties plausibles
à ces cargaisons d’amphores, l’existence d’un véritable trafic d’êtres humains
réduits en esclavage, auquel se seraient livrés certains peuples de Gaule
entretenant des relations diplomatiques et commerciales étroites avec Rome1. Ce
trafic aurait été alimenté par les milliers de captifs provenant de guerres intestines
et de razzias. Dans cette discussion, les textes antiques2 constituent une source
essentielle, mais leur exploitation n’est pas sans risque d’approximations, de
surinterprétations et d’anachronismes.
Une autre source d’information, archéologique, réside dans la série
d’entraves en fer attribuables à l’époque gauloise, témoins concrets de l’existence
de dispositifs d’enchaînement de captifs, qui posent la question délicate du
contexte sociologique de leur utilisation3. Leur attribution à l’époque gauloise est
par ailleurs régulièrement remise en cause4. Quoique le corpus des entraves
gauloises reste limité5, des découvertes récentes inédites, ou plus anciennes mais
passées inaperçues, permettent de donner un nouvel éclairage à cette catégorie
d’objets. Notre propos se focalisera sur un type particulier, à cadenas tubulaire,
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Les Éduens en particulier : A. Daubigney, J.-P. Guillaumet (1985 : p. 175-176).
Diodore, V, 26 ; César, B.G., I, 11, 1-3 ; IV, 2 ; Strabon, G., IV, 5, 2 ; V, 1, 8 ; Cicéron, Quinct.,
14, 28, 81, 83, 85, 90.
Cette question, largement abordée par A. Daubigney, J.-P. Guillaumet (1985), ne sera pas
développée ici.
Voir notamment C. Rolley (1994) et en dernier lieu M. Feugère (2008).
L’étude à l’heure actuelle la plus complète sur les entraves gauloises et romaines est celle de
H. Thompson (1993).
LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS :
NOUVELLES DONNÉES
dénommé « type Chalon-sur-Saône ». On envisagera successivement le
fonctionnement, la datation, l’interprétation sociale et territoriale de ces pièces.
Type et fonctionnement
Le type d’entrave en fer à cadenas tubulaire a été décrit une première fois
par J. Déchelette, à l’occasion de la publication des trois exemplaires découverts
à Chalon-sur-Saône et entrés dans la collection Millon6. Il s’agit d’un objet
complexe, muni d’un système de fermeture ingénieux, dont la réalisation
nécessite un savoir-faire qui n’est pas à la portée du premier forgeron venu
(fig. 1). Il se compose de trois parties : une pièce centrale cylindrique à l’intérieur
de laquelle est soudée une plaque munie de trois trous correspondant aux dents
d’une clé en S, deux segments de chaîne composés de grands maillons cintrés et
de maillons plus petits, fixés de part et d’autre de ce cadenas tubulaire. Le
système de fixation de l’extrémité non mobile au tube central diffère pour chaque
segment de chaîne ; dans un cas il est absolument fixe, dans l’autre il peut pivoter
sur un axe. Le premier segment est par ailleurs muni à son autre extrémité d’un
élément terminé par deux lames formant ressort qui viennent s’enclencher dans
le cylindre7. Le second segment de chaîne présente systématiquement une
extrémité libre et un maillon surnuméraire en forme de poire, d’un type que l’on
retrouve sur d’autres types de chaînes ou entraves.
Si les caractéristiques principales de ce type d’entrave et le fonctionnement
de son système de cadenas ont été bien décrits, des incertitudes n’en subsistent
pas moins concernant le fonctionnement précis de l’objet. C’est, pour certains,
l’élément d’un ensemble destiné à immobiliser plusieurs individus par le cou et
éventuellement le cou et le pied 8, pour d’autres, un dispositif d’entrave de
chevilles individuel, qui peut parfaitement fonctionner de façon autonome9. Les
deux solutions ne sont d’ailleurs pas incompatibles. Le problème principal vient
du fait que l’on ignore comment s’effectuait la fixation de l’extrémité libre du
segment de chaîne qui ne présente pas de moyen de fermeture directe avec le
cadenas. Suivant la solution proposée, on a affaire soit à un système d’entraves
articulées, entièrement mobiles, utilisé de façon temporaire, soit à un dispositif
plus rigide nécessitant l’intervention d’un forgeron (pour la pose d’un maillon
supplémentaire fixé à chaud10), donc des entraves semi-mobiles. On voit bien que
l’utilisation n’est pas tout à fait identique dans les deux cas envisagés. Toutefois,
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J. Déchelette (1913 : p. 184-186).
Schéma de fonctionnement très clair du cadenas dans J. Déchelette (1913 : p. 185, fig. 29) et
G. Jacobi (1974 : abb. 42).
A. Daubigney, J.-P. Guillaumet (1985 : p. 173).
H. Thompson (1993 : p. 93-96 et 114) considère que ces entraves peuvent fonctionner telles
quelles, sans ajout de chaîne ou maillon supplémentaire. Sa démonstration s’appuie sur la forte
parenté typologique, et donc de fonctionnement, entre les entraves de type Bengel, et celles de
type Chalon. Le type Bengel constituerait une déclinaison romaine du type de l’âge du Fer. Une
entrave de ce type, inédite, provient de l’agglomération de Seveux, dans la haute vallée de la
Saône, dans un secteur d’habitat occupé principalement au IIIe s. : A.-M. Pétrequin et al. (1979).
Hypothèse déjà proposée par J. Déchelette (1913 : p. 186).
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PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY
ce type d’entraves articulées, mobiles ou semi-mobiles, s’oppose clairement aux
fers fixes utilisés pour certaines catégories d’individus11.
Répartition du type
Les différents exemplaires d’entraves à cadenas recensés forment un
groupe typologique très homogène. On dénombre au total onze entraves
complètes ou fragmentaires, réparties entre le sud de la Grande Bretagne, à
l’ouest et le nord de l’Italie, à l’est12. Cette liste réduite peut être sensiblement
augmentée si l’on prend en compte les lieux de trouvaille de clés en S de type
« homme », considérées généralement comme spécifiques des entraves de type
Chalon. Dans cette hypothèse, l’aire de répartition serait largement étendue vers
l’est, englobant l’Europe centrale13, ce qui conférerait au type Chalon une
dimension « celtique » indéniable.
Si l’on se cantonne aux entraves et fragments d’entraves, un groupement
significatif se dessine désormais aux limites de la Bourgogne et de la FrancheComté, le secteur de la moyenne vallée de la Saône et de la basse vallée du
Doubs comptant à lui seul, avec les nouvelles trouvailles, sept individus14
(fig. 2).
En raison de la sophistication du cadenas et du degré de standardisation
poussé dont témoignent les différents exemplaires, l’hypothèse que la série soit
issue d’un petit nombre d’ateliers spécialisés s’impose. La dispersion des
exemplaires connus et l’existence de petites différences entre certains d’entre eux
semblent exclure a priori l’idée qu’il s’agirait de la production d’un unique
atelier15.
Dans ce contexte, la découverte d’une entrave complète avec sa clé,
associée à des déchets de fabrication d’un atelier de métallurgie sur le site de
Verdun-sur-le-Doubs, dans un secteur géographique qui a livré à lui seul la
moitié des exemplaires recensés, prend tout son sens.
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Voir par exemple, pour la fin de l’âge du Fer, S. Duval et al. (2005), à propos d’une sépulture
d’esclave à Martigues.
La liste des sites ayant livré des entraves de type Chalon a été actualisée par H. Thompson (1993 :
p. 156-157) : Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), Glanon (Côte-d’Or), Le Fort-Harrouard (Eureet-Loir), Herblay (Val-d’Oise), Sanzeno (Tyrol, Italie), Bigberry (Kent, Grande-Bretagne). Sont
venus s’ajouter récemment les sites de Verdun-sur-le-Doubs (Saône-et-Loire) et Champdivers
(Jura).
Les sites d’Europe centrale ayant livré des clés en S de « type homme » sont en général des oppida :
Stradonice, Hrazany, Trisov, Stare Hradisko, Zavist ; cf. A. Daubigney, J.-P. Guillaumet (1985 :
p. 172).
On rappellera que les découvertes d’entraves gallo-romaines sont également nombreuses dans le
couloir de la Saône ; voir A. Audin et L. Armand-Calliat (1962).
Un détail mérite ainsi d’être relevé à propos de l’entrave d’Herblay. Si l’entrave proprement dite
est très semblable aux autres exemplaires connus, en revanche, la clé qui lui était associée diffère
sensiblement par sa forme des clés de type « homme » trouvées avec les entraves de la vallée de la
Saône : A. Valais (1992 et 1994).
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LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS :
NOUVELLES DONNÉES
Chronologie du type
La question de la chronologie des entraves de type Chalon n’est
évidemment pas anodine. Les incertitudes pesant sur la datation des entraves
réputées celtiques, dont la plupart, il est vrai, proviennent de fouilles anciennes
sans contextes précis ou de trouvailles en rivière, ont souvent servi d’argument
pour affirmer que celles-ci n’étaient pas gauloises et qu’au reste il n’y avait pas de
pratiques d’asservissement en Gaule indépendante16. Il convient donc de
rappeler, en préliminaire, que nombre de chaînes et entraves, bien identifiées
comme telles, ont été mises au jour sur des sites celtiques indubitablement
antérieurs à la guerre des Gaules. En dehors des découvertes anciennes
provenant de sites dont la chronologie d’occupation ne prête pas à discussion, on
dispose de plusieurs découvertes récentes bénéficiant de contextes précis. Un
relatif groupement de dates dans le IIe s. et les premières décennies du Ier s. av.
J.-C. se dessine ainsi assez nettement17.
En ce qui concerne plus particulièrement le type Chalon, il convient
naturellement de distinguer les trouvailles en rivière ou en milieu humide
(Chalon, Glanon, Champdivers) et les découvertes terrestres. Du point de vue
chronologique, une suspicion pèse sur les premières, en raison de la spécificité
des contextes et de la taphonomie des ensembles mis au jour. S’il existe bien une
cohérence chronologique des groupements d’objets découverts en milieu
humide18, on ne peut nier, dans nombre de cas, la persistance de pratiques
cultuelles de déposition dans un même lieu et, en conséquence, la difficulté de
rattacher certaines catégories de mobiliers (outillage en particulier) à l’âge du Fer
plutôt qu’à l’époque romaine19. On ne peut toutefois considérer avec le même
oeil les trouvailles de Champdivers et Glanon, où les entraves participent de
contextes chronologiques larges, et celles de Chalon « Le Petit Creusot », où les
trois entraves étaient agglomérées à d’autres objets formant un groupe
chronologiquement très cohérent, ce qu’avait déjà très bien souligné
J. Déchelette, en 1913.
Deux trouvailles terrestres récentes apportent des indications
chronologiques supplémentaires, concordantes. L’entrave d’Herblay, découverte
dans le fossé sud de l’enclos occidental d’un établissement rural, peut être datée
des années 130-80 av. J.-C., d’après le faciès du mobilier associé à ce gisement20.
La seconde trouvaille provient de l’habitat groupé de Verdun-sur-le-Doubs
« Le Petit-Chauvort », fouillé de 1996 à 1999 (fig. 3). L'entrave se trouvait dans
un aménagement de voie ou espace de circulation constitué de restes détritiques
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Cf. supra, note 4.
Nous renvoyons là encore à l’étude très complète de H. Thompson (1993). Les découvertes
d’Herblay (Val-d’Oise) : A. Valais (1994) et Bâle (Suisse) : N. Spichtig (1995) sont venues
conforter la tendance chronologique que l’on pouvait tirer des découvertes anciennes.
Par exemple J.-P. Guillaumet (2000), A. Dumont (2002 : p. 147 sq.).
C’est typiquement le cas des trouvailles de Champdivers, étudiées par A. Daubigney et al. (2007).
Sur cette question, voir de façon plus générale L. Bonnamour (2000) et A. Dumont (2002).
Datation proposée par S. Marion (fiche Herblay de la Base de données des établissements ruraux
du second âge du Fer réalisée à l’occasion du colloque AFEAF de Chauvigny), qui précise celle
proposée naguère par A. Valais (1994 : p. 123 = fin IIe – première moitié Ier s.)
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PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY
compactés. L’objet était en paquet, la clé engagée dans le cadenas-serrure, dans
un niveau induré, riche en fragments d’amphores et de faune. Il était associé
également à une pelle à feu en fer et à de multiples petits fragments de bronze,
chutes et éléments divers identifiables comme des déchets de fabrication. D’un
point de vue fonctionnel, il s’agit d’un ensemble cohérent, lot de déchets d’un
atelier tout proche, réutilisé dans un aménagement de voie. D’un point de vue
chronologique, les nombreux fragments d’objets retrouvés dans ce niveau de
circulation forment un assemblage assez homogène, représentatif de la phase
d’occupation du secteur d’habitat et, plus largement, du site. On identifie une
série d’objets datables de l’étape de transition LT C2-D1 et une seconde série
attribuable à LT D121 (fig. 4). L’ensemble s’inscrit clairement, en grande
majorité, dans la seconde moitié du IIe s. La transition IIe – Ier s. peut être
retenue comme terminus ante quem pour le rejet et l’enfouissement de l’entrave,
en raison de l’absence de certaines catégories d’objets ou de formes céramiques
qui apparaissent à partir des années 100 av. J.-C. L’entrave a pu être fabriquée et
utilisée dès la première moitié du IIe s., en raison de la présence dans la couche
qui la contient de différents objets datables de cette phase (amphores grécoitaliques ou de transition).
En dehors de cette pièce complète, un fragment de ressort de cadenas
appartenant à une entrave de même type a été découvert dans un secteur voisin
du site, ce qui porte à deux le nombre d’entraves de type Chalon attestées sur
l’habitat gaulois du Petit-Chauvort22.
Implications socio-économiques et territoriales
Les découvertes d’entraves de type Chalon se répartissent, de façon à peu
près équilibrée, entre sites terrestres et rivières ou zones humides. Si l’attribution
des découvertes en rivière à l’âge du Fer pouvait encore prêter à discussion au
milieu des années 198023, elle ne suscite plus guère de controverse, la
documentation et les études sur les sanctuaires et dépôts cultuels s’étant
considérablement accrues depuis vingt ans24. Les trouvailles d’entraves de
Chalon-sur-Saône, de Glanon et de Champdivers sont tout à fait emblématiques
des dépôts cultuels en milieu humide de l’époque gauloise, lesquels associent
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L’US 503, d’où provient l’entrave, a livré également 15 fragments de bracelets en verre. Des
fragments de bracelets à tige simple, à section triangulaire ou en D, en verre bleu cobalt ou
pourpre, attribuables à LT D1, voisinent ici avec plusieurs fragments de bracelets à tige en D
pourpres à décors de zigzag jaune, un fragment de même type en verre turquoise clair et un
fragment de bracelet à tige double pourpre, attribuables à la transition LT C2/D1 ou au début de
LT D1.
Objet n° 97-200-16 identifié par J.-P. Guillaumet et Emilie Dubreucq. Un ressort de cadenas est
également signalé dans les contextes du dernier tiers du Ier s. av. J.-C. à Besançon : M. Feugère
(1992 : p. 139).
Par exemple A. Daubigney et J.-P. Guillaumet (1985 : p. 175), à propos de l’entrave de Glanon.
La littérature sur ce sujet est très abondante ; on retiendra, au titre des synthèses récentes,
L. Bonnamour (2000), A. Dumont (2002), G. Bataille et J.-P. Guillaumet (2006) ainsi que
Ph. Barral et al. (2007).
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LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS :
NOUVELLES DONNÉES
préférentiellement armes, outils, demi-produits et instruments domestiques en
métal. Ces dépôts semblent étroitement liés à des passages à gué ou à des bras
morts de rivière25. Les entraves figurent dans ces assemblages en tant que
matériel symbolisant la guerre et la victoire sur l’ennemi, au même titre que les
épées, fers de lances, boucliers (fréquents), carnyx et enseignes (beaucoup plus
rares), entrant dans la composition des dépôts de sanctuaires et lieux de culte26.
C’est là un argument de poids pour relier ces entraves à des captifs de guerre
plutôt qu’à des dépendants dans le cadre d’un système d’exploitation agraire
directement inspiré de l’Italie, hypothèse donnée à propos de la découverte de
l’entrave d’Herblay. Dans ce dernier cas, c’est le statut de l’établissement et de
son puissant propriétaire qui est en cause et non le mode de gestion de
l’exploitation27. La présence de cette entrave ne laisse pas présumer l’existence
d’un système latifundiaire en Gaule indépendante ; en revanche, elle vient
conforter l’idée qu’une puissante élite aristocratique profite d’opportunités avec
le négoce romain. Par ailleurs, différentes découvertes récentes, pour l’essentiel
inédites, suggèrent l’existence de pratiques de déposition intentionnelle, à
caractère vraisemblablement cultuel, dans les établissements ruraux de statut
élevé28. C’est sans doute le sens qu’il faut donner finalement à l’entrave
d’Herblay, assimilable ainsi, du point de vue symbolique, aux dépôts d’objets de
même catégorie en milieu humide et, de façon moins fréquente, en contexte
terrestre29.
Les découvertes d’entraves ou chaînes de prisonnier sur des sites d’habitat
de la fin de l’âge du Fer sont en définitive peu nombreuses. En dehors du cas
d’Herblay, évoqué plus haut, il s’agit de sites qui occupent une position clé dans
le contrôle d’axes d’échanges à longue distance (Bigberry, Le Fort Harrouard,
Sanzeno …). Les découvertes de Lacoste et de Verdun-sur-le-Doubs30 peuvent
être étroitement rapprochées, en raison d’affinités entre ces deux sites. Verdun et
Lacoste sont des agglomérations ouvertes à fonctions artisanales et commerciales
directement situées sur un axe de communication naturelle majeur reliant la
Méditerranée à la Celtique (la Saône dans un cas, la Garonne dans l’autre). Ces
deux sites proto-urbains connaissent une occupation maximale dans la deuxième
moitié du IIe s., phase qui correspond également à l’afflux brutal et massif
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Ce serait le cas de l’ensemble de Champdivers : A. Daubigney et al. (2007 : p. 420-423). À noter
également le cas intéressant de dépôt dans une tourbière de Llyn Cerrig Bach (chaînes de
prisonnier, armes, pièces de harnachement et de chars, demi-produits) : V. Kruta (2000 : p. 710).
La plupart figurent également en bonne place dans les trophées représentés sur différents
monuments commémorant les victoires romaines sur les Gaulois, par exemple sur l’arc d’Orange.
Un certain nombre d’éléments (plan de l’établissement, dispositifs d’entrées, présence de pièces
d’équipement militaire) indiquent en effet très clairement que l’on a affaire à un établissement de
statut aristocratique : A. Valais (1994).
Un exemple de dépôt d’amphore brisée, accompagnée d’une patère en Campanienne et d’un
gobelet à décor ocellé sur l’établissement d’Authumes (Saône-et-Loire) : Ph. Barral et al. (2003 :
p. 150).
À signaler dans cette perspective le dépôt intentionnel d’une entrave sur le site de Bâle
« Gasfabrik » : N. Spichtig (1995).
L’habitat groupé de Lacoste (Mouliets-et-Villemartin, Gironde) s’étend sur 25 ha au bord de la
Dordogne et est occupé du début du IIIe au milieu du Ier s. av. J.-C. ; il a livré une entrave de cou
et sa chaîne : M. et Ch. Sireix (1992). Le site de Verdun-sur-le-Doubs « Petit-Chauvort » s’étend
sur 15 ha environ et est occupé de la fin du IVe s. à la fin du IIe s. av. J.-C. : Ph. Barral (2001).
692
PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY
d’amphores vinaires italiques chez certains peuples de Gaule interne. Le lien
entre ces différents facteurs est évident. Sur un type de site que l’on peut qualifier
d’emporion ou port of trade, la présence conjointe d’importations
méditerranéennes et d’entraves de prisonniers devient pleinement cohérente. Les
entraves participeraient ainsi d’un trafic de captifs de guerre, initié et contrôlé par
les membres de l’élite gauloise.
À cet égard, la concentration d’entraves de type Chalon dans le secteur de
la moyenne vallée de la Saône et de la basse vallée du Doubs est un fait
remarquable. Il est possible d’aller encore plus loin : l’entrave de Bigberry ne
révèlerait-t-elle pas un trafic à longue distance entre la Gaule du Centre-Est et la
Bretagne, comme par exemple les pots à salaisons de type Besançon dont on suit
parfaitement la trace depuis le Chalonnais et le Morvan jusqu’au sud de
l’Angleterre, via la Loire, dans la deuxième moitié du IIe siècle et le début du
Ier siècle31 ? Toutefois, le facteur commercial ne suffit peut-être pas à lui seul pour
expliquer cette fréquence particulière et on peut se demander s’il n’y pas lieu de
localiser un atelier dans cette zone, le site de Verdun constituant le candidat le
plus plausible, dans l’état de nos connaissances.
Est-il possible, en dernier lieu, d’attribuer ces entraves à un peuple précis ?
On a proposé naguère les Éduens, mais la question mérite d’être réexaminée. La
zone où sont localisées les entraves à cadenas constitue, à la fin du IIe et au début
du Ier s. av. J.-C., une entité culturellement homogène, d’après l’étude des faciès
céramiques32. Cette zone se distingue assez nettement de la zone du MâconnaisTournugeois et de celle du Dijonnais, ces trois micro-régions faisant toutefois
partie intégrante d’un vaste ensemble culturellement cohérent qui inclut les
plaines de Saône, du Doubs et les contreforts du Jura, sur lequel l’influence
séquane apparaît prépondérante. Il y a bien sûr, pour passer des réalités
culturelles aux réalités politiques et territoriales, un pas à franchir, qui ne va pas
de soi. Sur la question des limites des territoires ethniques, on se trouve ici en
terrain mouvant. Il importe de rappeler en effet que la zone qui nous intéresse
fait l’objet à la fin de l’âge du Fer d’une concurrence acharnée entre les Éduens
et les Séquanes qui se disputent âprement le contrôle de la Saône33. Il apparaît
vraisemblable que la frontière séparant ces deux peuples ait fluctué de manière
sensible, à l’occasion de conflits répétés intervenant dans les décennies de la fin
de l’indépendance, et que de larges portions de territoires aient alors changé de
mouvance34. En définitive, il semble donc difficile de trancher en faveur d’un
peuple plutôt que de l’autre. Au demeurant, dans la lutte d’influence que se
livraient Éduens et Séquanes pour gagner les faveurs de Rome, il serait d’ailleurs
surprenant qu’ils n’aient pas utilisé conjointement les mêmes méthodes et les
mêmes moyens. À ce point de vue, on constatera que des flux d’importations
similaires parviennent simultanément à Bibracte et à Vesontio.
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Sur la production et la diffusion de ces pots, voir par exemple Ph. Barral (2003).
Ph. Barral (2003).
César, B.G. 6, 1-4, 6 et Strabon, G., 4, 3, 2 l’évoquent clairement. Sur la délicate question de la
restitution des limites des peuples du Centre-Est, voir notamment Y. Le Bohec (1992),
Ph. Barral et al. (2002), S. Fichtl (2004).
Sur cette question, voir notamment S. Fichtl (2004 : p. 57 et p. 132-133).
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LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS :
NOUVELLES DONNÉES
Conclusion
Parmi les différents modèles d’entraves, l’entrave à cadenas, attestée dès le
IIe s. av. J.-C., apparaît aussi performante que sophistiquée. Leur technicité, leur
nombre (plus d’une dizaine d’exemplaires désormais connus) et le contexte
précis de la trouvaille de Verdun-sur-le-Doubs laissent penser à la production
d’atelier(s), en série. Autre chose est d’en conclure sans nuances, comme on l’a
fait souvent, à la généralisation de l’esclavage (stricto sensu) dans la Gaule
laténienne et à l’exportation massive d’ « esclaves » vers l’Italie, au prorata des
importations vinaires. Pour autant, même si leur usage « civil » doit aussi
s’envisager, le rapport physique et symbolique de ces objets avec la guerre est
évident (dépôts en milieu humide). De même leur distribution sur des sites
aristocratiques ou sur des sites-clefs au plan économique et politique, ou leur
concentration sur l’axe de la Saône et du Doubs sont-elles significatives du lien
qu’elles entretiennent avec les échanges. À partir de là, on peut se demander si
l’ouverture nouvelle de la Gaule, et de la Gaule de l’Est tout particulièrement, à
l’impérialo-esclavagisme romain, n’a pas donné une orientation nouvelle aux
razzias locales jusque-là essentiellement tournées vers les biens et accessoirement
vers les individus (femmes, serviteurs). Sollicitée par la demande extérieure, la
guerre a pu viser une valeur d’échange, dans un monde de plus en plus
marchand, incorporant simultanément une valeur mercantile à des biens qui
n’avaient jusque-là qu’une valeur d’usage social rare (serviteurs), et c’est à la
charnière de La Tène C – D1 que nos entraves placent ce grand tournant.
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PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY
Bibliographie
Audin, A., Armand-Calliat, L. (1962) : « Entraves antiques trouvées en
Bourgogne et dans le Lyonnais », RAE 13, p. 7-38.
Barral, Ph. (2000) : « Verdun-sur-le Doubs Le Petit-Chauvort : résultats de la
campagne 1999 », Bull. de l’Association Française pour l’Étude de l’Age du
Fer n° 18, p. 41-45.
Barral, Ph., avec la collaboration de Beuret, R., Bride, A.-S., Hamm, G., Jeunot,
L., Merle, V., Verrier, G., Videau, G. (2001) : « Le village gaulois de
Verdun-sur-le-Doubs “Le Petit-Chauvort”. Un bref bilan des recherches
1996-1999 », Trois Rivières, Bull. du Groupe d’Etudes Historiques de Verdunsur-Le-Doubs n° 57, p. 1-9.
Barral, Ph. (2003) : « Céramique indigène et groupes culturels. La Bourgogne et
ses marges à La Tène finale », dans Plouin, S. et Jud, P. (éds), Habitats,
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l’AFEAF (Colmar-Mittelwihr, mai 1996), 20ème supp. à la RAE, p. 353-374.
Barral, Ph., Guillaumet, J.-P., Nouvel, P. (2002) : « Les territoires de la fin de
l’âge du Fer entre Loire et Saône : les Éduens et leurs voisins.
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LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS :
NOUVELLES DONNÉES
Fig. 1 : Entraves de type Chalon dans la moyenne vallée de la Saône et la basse vallée du
Doubs (Glanon : dessin C. Michel, musée Denon ; Verdun-sur-le-Doubs : dessin
C. Billant ; Chalon-sur-Saône : cliché extrait de Déchelette 1913, pl. 38 ; Champdivers :
cliché S. Canet et dessin Ph. Barral).
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PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY
Fig. 2 : Localisation des sites ayant livré des entraves de type Chalon dans la moyenne
vallée de la Saône et la basse vallée du Doubs (données et DAO Ph. Barral).
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LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS :
NOUVELLES DONNÉES
Fig. 3 : Localisation des occupations de la fin de l’âge du Fer à Verdun-sur-le-Doubs
(données et DAO Ph. Barral).
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PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY
Fig. 4 : Sélection de mobilier associé à l’entrave de Verdun au sein de l’US 99-503 (1-3 :
statère en électrum et potins ; 4-5 : fibules en fer de schéma LT C ; 6-7 : fibules en bronze
du type de Nauheim ; 8-15 : amphores gréco-italiques et Dr. 1 ; 16-20 : céramique
Campanienne A ; 21 : céramique claire importée) (photos L. Jeunot, dessins V. Merle,
G. Videau, G. Verrier).
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