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Visions de l’Occident romain HOMMAGES À YANN LE BOHEC Textes réunis par Bernadette CABOURET, Agnès GROSLAMBERT et Catherine WOLFF – Tome 2 – Diffusion Librairie De Boccard 11, rue Médicis PARIS ISBN : 978-2-904974-42-7 ISSN : 0298 S 500 Illustration de 1re page : Stèle d'Haïdra en l’honneur de M. Licinius Fidelis Illustration de 1re page : (AE 1969/70, 661 = ILP Bardo-01, 45). Illustration de 1re page : Lieu de conservation : Département romano-africain du musée national du Bardo, Tunis. Illustration de 1re page : Crédit photographique : Musée national du Bardo, Tunis. Diffusion De Boccard – 75006 Paris © CEROR 2012 Tous droits réservés – Dépôt légal janvier 2012 Les entraves laténiennes des vallées de la Saône et du Doubs : nouvelles données Philippe BARRAL et Alain DAUBIGNEY Université de Franche-Comté CNRS/UMR 6249 Chrono-environnement Introduction Les amphores vinaires italiques, qui arrivent en masse en Gaule interne dans les dernières décennies du IIe s. av. J.-C., illustrent de façon éclatante les mutations qui affectent les structures de l’économie et de la société gauloise vers la fin de l’indépendance. On évoque souvent, au titre des contreparties plausibles à ces cargaisons d’amphores, l’existence d’un véritable trafic d’êtres humains réduits en esclavage, auquel se seraient livrés certains peuples de Gaule entretenant des relations diplomatiques et commerciales étroites avec Rome1. Ce trafic aurait été alimenté par les milliers de captifs provenant de guerres intestines et de razzias. Dans cette discussion, les textes antiques2 constituent une source essentielle, mais leur exploitation n’est pas sans risque d’approximations, de surinterprétations et d’anachronismes. Une autre source d’information, archéologique, réside dans la série d’entraves en fer attribuables à l’époque gauloise, témoins concrets de l’existence de dispositifs d’enchaînement de captifs, qui posent la question délicate du contexte sociologique de leur utilisation3. Leur attribution à l’époque gauloise est par ailleurs régulièrement remise en cause4. Quoique le corpus des entraves gauloises reste limité5, des découvertes récentes inédites, ou plus anciennes mais passées inaperçues, permettent de donner un nouvel éclairage à cette catégorie d’objets. Notre propos se focalisera sur un type particulier, à cadenas tubulaire, 1 2 3 4 5 Les Éduens en particulier : A. Daubigney, J.-P. Guillaumet (1985 : p. 175-176). Diodore, V, 26 ; César, B.G., I, 11, 1-3 ; IV, 2 ; Strabon, G., IV, 5, 2 ; V, 1, 8 ; Cicéron, Quinct., 14, 28, 81, 83, 85, 90. Cette question, largement abordée par A. Daubigney, J.-P. Guillaumet (1985), ne sera pas développée ici. Voir notamment C. Rolley (1994) et en dernier lieu M. Feugère (2008). L’étude à l’heure actuelle la plus complète sur les entraves gauloises et romaines est celle de H. Thompson (1993). LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS : NOUVELLES DONNÉES dénommé « type Chalon-sur-Saône ». On envisagera successivement le fonctionnement, la datation, l’interprétation sociale et territoriale de ces pièces. Type et fonctionnement Le type d’entrave en fer à cadenas tubulaire a été décrit une première fois par J. Déchelette, à l’occasion de la publication des trois exemplaires découverts à Chalon-sur-Saône et entrés dans la collection Millon6. Il s’agit d’un objet complexe, muni d’un système de fermeture ingénieux, dont la réalisation nécessite un savoir-faire qui n’est pas à la portée du premier forgeron venu (fig. 1). Il se compose de trois parties : une pièce centrale cylindrique à l’intérieur de laquelle est soudée une plaque munie de trois trous correspondant aux dents d’une clé en S, deux segments de chaîne composés de grands maillons cintrés et de maillons plus petits, fixés de part et d’autre de ce cadenas tubulaire. Le système de fixation de l’extrémité non mobile au tube central diffère pour chaque segment de chaîne ; dans un cas il est absolument fixe, dans l’autre il peut pivoter sur un axe. Le premier segment est par ailleurs muni à son autre extrémité d’un élément terminé par deux lames formant ressort qui viennent s’enclencher dans le cylindre7. Le second segment de chaîne présente systématiquement une extrémité libre et un maillon surnuméraire en forme de poire, d’un type que l’on retrouve sur d’autres types de chaînes ou entraves. Si les caractéristiques principales de ce type d’entrave et le fonctionnement de son système de cadenas ont été bien décrits, des incertitudes n’en subsistent pas moins concernant le fonctionnement précis de l’objet. C’est, pour certains, l’élément d’un ensemble destiné à immobiliser plusieurs individus par le cou et éventuellement le cou et le pied 8, pour d’autres, un dispositif d’entrave de chevilles individuel, qui peut parfaitement fonctionner de façon autonome9. Les deux solutions ne sont d’ailleurs pas incompatibles. Le problème principal vient du fait que l’on ignore comment s’effectuait la fixation de l’extrémité libre du segment de chaîne qui ne présente pas de moyen de fermeture directe avec le cadenas. Suivant la solution proposée, on a affaire soit à un système d’entraves articulées, entièrement mobiles, utilisé de façon temporaire, soit à un dispositif plus rigide nécessitant l’intervention d’un forgeron (pour la pose d’un maillon supplémentaire fixé à chaud10), donc des entraves semi-mobiles. On voit bien que l’utilisation n’est pas tout à fait identique dans les deux cas envisagés. Toutefois, 6 7 8 9 10 J. Déchelette (1913 : p. 184-186). Schéma de fonctionnement très clair du cadenas dans J. Déchelette (1913 : p. 185, fig. 29) et G. Jacobi (1974 : abb. 42). A. Daubigney, J.-P. Guillaumet (1985 : p. 173). H. Thompson (1993 : p. 93-96 et 114) considère que ces entraves peuvent fonctionner telles quelles, sans ajout de chaîne ou maillon supplémentaire. Sa démonstration s’appuie sur la forte parenté typologique, et donc de fonctionnement, entre les entraves de type Bengel, et celles de type Chalon. Le type Bengel constituerait une déclinaison romaine du type de l’âge du Fer. Une entrave de ce type, inédite, provient de l’agglomération de Seveux, dans la haute vallée de la Saône, dans un secteur d’habitat occupé principalement au IIIe s. : A.-M. Pétrequin et al. (1979). Hypothèse déjà proposée par J. Déchelette (1913 : p. 186). 688 PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY ce type d’entraves articulées, mobiles ou semi-mobiles, s’oppose clairement aux fers fixes utilisés pour certaines catégories d’individus11. Répartition du type Les différents exemplaires d’entraves à cadenas recensés forment un groupe typologique très homogène. On dénombre au total onze entraves complètes ou fragmentaires, réparties entre le sud de la Grande Bretagne, à l’ouest et le nord de l’Italie, à l’est12. Cette liste réduite peut être sensiblement augmentée si l’on prend en compte les lieux de trouvaille de clés en S de type « homme », considérées généralement comme spécifiques des entraves de type Chalon. Dans cette hypothèse, l’aire de répartition serait largement étendue vers l’est, englobant l’Europe centrale13, ce qui conférerait au type Chalon une dimension « celtique » indéniable. Si l’on se cantonne aux entraves et fragments d’entraves, un groupement significatif se dessine désormais aux limites de la Bourgogne et de la FrancheComté, le secteur de la moyenne vallée de la Saône et de la basse vallée du Doubs comptant à lui seul, avec les nouvelles trouvailles, sept individus14 (fig. 2). En raison de la sophistication du cadenas et du degré de standardisation poussé dont témoignent les différents exemplaires, l’hypothèse que la série soit issue d’un petit nombre d’ateliers spécialisés s’impose. La dispersion des exemplaires connus et l’existence de petites différences entre certains d’entre eux semblent exclure a priori l’idée qu’il s’agirait de la production d’un unique atelier15. Dans ce contexte, la découverte d’une entrave complète avec sa clé, associée à des déchets de fabrication d’un atelier de métallurgie sur le site de Verdun-sur-le-Doubs, dans un secteur géographique qui a livré à lui seul la moitié des exemplaires recensés, prend tout son sens. 11 12 13 14 15 Voir par exemple, pour la fin de l’âge du Fer, S. Duval et al. (2005), à propos d’une sépulture d’esclave à Martigues. La liste des sites ayant livré des entraves de type Chalon a été actualisée par H. Thompson (1993 : p. 156-157) : Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), Glanon (Côte-d’Or), Le Fort-Harrouard (Eureet-Loir), Herblay (Val-d’Oise), Sanzeno (Tyrol, Italie), Bigberry (Kent, Grande-Bretagne). Sont venus s’ajouter récemment les sites de Verdun-sur-le-Doubs (Saône-et-Loire) et Champdivers (Jura). Les sites d’Europe centrale ayant livré des clés en S de « type homme » sont en général des oppida : Stradonice, Hrazany, Trisov, Stare Hradisko, Zavist ; cf. A. Daubigney, J.-P. Guillaumet (1985 : p. 172). On rappellera que les découvertes d’entraves gallo-romaines sont également nombreuses dans le couloir de la Saône ; voir A. Audin et L. Armand-Calliat (1962). Un détail mérite ainsi d’être relevé à propos de l’entrave d’Herblay. Si l’entrave proprement dite est très semblable aux autres exemplaires connus, en revanche, la clé qui lui était associée diffère sensiblement par sa forme des clés de type « homme » trouvées avec les entraves de la vallée de la Saône : A. Valais (1992 et 1994). 689 LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS : NOUVELLES DONNÉES Chronologie du type La question de la chronologie des entraves de type Chalon n’est évidemment pas anodine. Les incertitudes pesant sur la datation des entraves réputées celtiques, dont la plupart, il est vrai, proviennent de fouilles anciennes sans contextes précis ou de trouvailles en rivière, ont souvent servi d’argument pour affirmer que celles-ci n’étaient pas gauloises et qu’au reste il n’y avait pas de pratiques d’asservissement en Gaule indépendante16. Il convient donc de rappeler, en préliminaire, que nombre de chaînes et entraves, bien identifiées comme telles, ont été mises au jour sur des sites celtiques indubitablement antérieurs à la guerre des Gaules. En dehors des découvertes anciennes provenant de sites dont la chronologie d’occupation ne prête pas à discussion, on dispose de plusieurs découvertes récentes bénéficiant de contextes précis. Un relatif groupement de dates dans le IIe s. et les premières décennies du Ier s. av. J.-C. se dessine ainsi assez nettement17. En ce qui concerne plus particulièrement le type Chalon, il convient naturellement de distinguer les trouvailles en rivière ou en milieu humide (Chalon, Glanon, Champdivers) et les découvertes terrestres. Du point de vue chronologique, une suspicion pèse sur les premières, en raison de la spécificité des contextes et de la taphonomie des ensembles mis au jour. S’il existe bien une cohérence chronologique des groupements d’objets découverts en milieu humide18, on ne peut nier, dans nombre de cas, la persistance de pratiques cultuelles de déposition dans un même lieu et, en conséquence, la difficulté de rattacher certaines catégories de mobiliers (outillage en particulier) à l’âge du Fer plutôt qu’à l’époque romaine19. On ne peut toutefois considérer avec le même oeil les trouvailles de Champdivers et Glanon, où les entraves participent de contextes chronologiques larges, et celles de Chalon « Le Petit Creusot », où les trois entraves étaient agglomérées à d’autres objets formant un groupe chronologiquement très cohérent, ce qu’avait déjà très bien souligné J. Déchelette, en 1913. Deux trouvailles terrestres récentes apportent des indications chronologiques supplémentaires, concordantes. L’entrave d’Herblay, découverte dans le fossé sud de l’enclos occidental d’un établissement rural, peut être datée des années 130-80 av. J.-C., d’après le faciès du mobilier associé à ce gisement20. La seconde trouvaille provient de l’habitat groupé de Verdun-sur-le-Doubs « Le Petit-Chauvort », fouillé de 1996 à 1999 (fig. 3). L'entrave se trouvait dans un aménagement de voie ou espace de circulation constitué de restes détritiques 16 17 18 19 20 Cf. supra, note 4. Nous renvoyons là encore à l’étude très complète de H. Thompson (1993). Les découvertes d’Herblay (Val-d’Oise) : A. Valais (1994) et Bâle (Suisse) : N. Spichtig (1995) sont venues conforter la tendance chronologique que l’on pouvait tirer des découvertes anciennes. Par exemple J.-P. Guillaumet (2000), A. Dumont (2002 : p. 147 sq.). C’est typiquement le cas des trouvailles de Champdivers, étudiées par A. Daubigney et al. (2007). Sur cette question, voir de façon plus générale L. Bonnamour (2000) et A. Dumont (2002). Datation proposée par S. Marion (fiche Herblay de la Base de données des établissements ruraux du second âge du Fer réalisée à l’occasion du colloque AFEAF de Chauvigny), qui précise celle proposée naguère par A. Valais (1994 : p. 123 = fin IIe – première moitié Ier s.) 690 PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY compactés. L’objet était en paquet, la clé engagée dans le cadenas-serrure, dans un niveau induré, riche en fragments d’amphores et de faune. Il était associé également à une pelle à feu en fer et à de multiples petits fragments de bronze, chutes et éléments divers identifiables comme des déchets de fabrication. D’un point de vue fonctionnel, il s’agit d’un ensemble cohérent, lot de déchets d’un atelier tout proche, réutilisé dans un aménagement de voie. D’un point de vue chronologique, les nombreux fragments d’objets retrouvés dans ce niveau de circulation forment un assemblage assez homogène, représentatif de la phase d’occupation du secteur d’habitat et, plus largement, du site. On identifie une série d’objets datables de l’étape de transition LT C2-D1 et une seconde série attribuable à LT D121 (fig. 4). L’ensemble s’inscrit clairement, en grande majorité, dans la seconde moitié du IIe s. La transition IIe – Ier s. peut être retenue comme terminus ante quem pour le rejet et l’enfouissement de l’entrave, en raison de l’absence de certaines catégories d’objets ou de formes céramiques qui apparaissent à partir des années 100 av. J.-C. L’entrave a pu être fabriquée et utilisée dès la première moitié du IIe s., en raison de la présence dans la couche qui la contient de différents objets datables de cette phase (amphores grécoitaliques ou de transition). En dehors de cette pièce complète, un fragment de ressort de cadenas appartenant à une entrave de même type a été découvert dans un secteur voisin du site, ce qui porte à deux le nombre d’entraves de type Chalon attestées sur l’habitat gaulois du Petit-Chauvort22. Implications socio-économiques et territoriales Les découvertes d’entraves de type Chalon se répartissent, de façon à peu près équilibrée, entre sites terrestres et rivières ou zones humides. Si l’attribution des découvertes en rivière à l’âge du Fer pouvait encore prêter à discussion au milieu des années 198023, elle ne suscite plus guère de controverse, la documentation et les études sur les sanctuaires et dépôts cultuels s’étant considérablement accrues depuis vingt ans24. Les trouvailles d’entraves de Chalon-sur-Saône, de Glanon et de Champdivers sont tout à fait emblématiques des dépôts cultuels en milieu humide de l’époque gauloise, lesquels associent 21 22 23 24 L’US 503, d’où provient l’entrave, a livré également 15 fragments de bracelets en verre. Des fragments de bracelets à tige simple, à section triangulaire ou en D, en verre bleu cobalt ou pourpre, attribuables à LT D1, voisinent ici avec plusieurs fragments de bracelets à tige en D pourpres à décors de zigzag jaune, un fragment de même type en verre turquoise clair et un fragment de bracelet à tige double pourpre, attribuables à la transition LT C2/D1 ou au début de LT D1. Objet n° 97-200-16 identifié par J.-P. Guillaumet et Emilie Dubreucq. Un ressort de cadenas est également signalé dans les contextes du dernier tiers du Ier s. av. J.-C. à Besançon : M. Feugère (1992 : p. 139). Par exemple A. Daubigney et J.-P. Guillaumet (1985 : p. 175), à propos de l’entrave de Glanon. La littérature sur ce sujet est très abondante ; on retiendra, au titre des synthèses récentes, L. Bonnamour (2000), A. Dumont (2002), G. Bataille et J.-P. Guillaumet (2006) ainsi que Ph. Barral et al. (2007). 691 LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS : NOUVELLES DONNÉES préférentiellement armes, outils, demi-produits et instruments domestiques en métal. Ces dépôts semblent étroitement liés à des passages à gué ou à des bras morts de rivière25. Les entraves figurent dans ces assemblages en tant que matériel symbolisant la guerre et la victoire sur l’ennemi, au même titre que les épées, fers de lances, boucliers (fréquents), carnyx et enseignes (beaucoup plus rares), entrant dans la composition des dépôts de sanctuaires et lieux de culte26. C’est là un argument de poids pour relier ces entraves à des captifs de guerre plutôt qu’à des dépendants dans le cadre d’un système d’exploitation agraire directement inspiré de l’Italie, hypothèse donnée à propos de la découverte de l’entrave d’Herblay. Dans ce dernier cas, c’est le statut de l’établissement et de son puissant propriétaire qui est en cause et non le mode de gestion de l’exploitation27. La présence de cette entrave ne laisse pas présumer l’existence d’un système latifundiaire en Gaule indépendante ; en revanche, elle vient conforter l’idée qu’une puissante élite aristocratique profite d’opportunités avec le négoce romain. Par ailleurs, différentes découvertes récentes, pour l’essentiel inédites, suggèrent l’existence de pratiques de déposition intentionnelle, à caractère vraisemblablement cultuel, dans les établissements ruraux de statut élevé28. C’est sans doute le sens qu’il faut donner finalement à l’entrave d’Herblay, assimilable ainsi, du point de vue symbolique, aux dépôts d’objets de même catégorie en milieu humide et, de façon moins fréquente, en contexte terrestre29. Les découvertes d’entraves ou chaînes de prisonnier sur des sites d’habitat de la fin de l’âge du Fer sont en définitive peu nombreuses. En dehors du cas d’Herblay, évoqué plus haut, il s’agit de sites qui occupent une position clé dans le contrôle d’axes d’échanges à longue distance (Bigberry, Le Fort Harrouard, Sanzeno …). Les découvertes de Lacoste et de Verdun-sur-le-Doubs30 peuvent être étroitement rapprochées, en raison d’affinités entre ces deux sites. Verdun et Lacoste sont des agglomérations ouvertes à fonctions artisanales et commerciales directement situées sur un axe de communication naturelle majeur reliant la Méditerranée à la Celtique (la Saône dans un cas, la Garonne dans l’autre). Ces deux sites proto-urbains connaissent une occupation maximale dans la deuxième moitié du IIe s., phase qui correspond également à l’afflux brutal et massif 25 26 27 28 29 30 Ce serait le cas de l’ensemble de Champdivers : A. Daubigney et al. (2007 : p. 420-423). À noter également le cas intéressant de dépôt dans une tourbière de Llyn Cerrig Bach (chaînes de prisonnier, armes, pièces de harnachement et de chars, demi-produits) : V. Kruta (2000 : p. 710). La plupart figurent également en bonne place dans les trophées représentés sur différents monuments commémorant les victoires romaines sur les Gaulois, par exemple sur l’arc d’Orange. Un certain nombre d’éléments (plan de l’établissement, dispositifs d’entrées, présence de pièces d’équipement militaire) indiquent en effet très clairement que l’on a affaire à un établissement de statut aristocratique : A. Valais (1994). Un exemple de dépôt d’amphore brisée, accompagnée d’une patère en Campanienne et d’un gobelet à décor ocellé sur l’établissement d’Authumes (Saône-et-Loire) : Ph. Barral et al. (2003 : p. 150). À signaler dans cette perspective le dépôt intentionnel d’une entrave sur le site de Bâle « Gasfabrik » : N. Spichtig (1995). L’habitat groupé de Lacoste (Mouliets-et-Villemartin, Gironde) s’étend sur 25 ha au bord de la Dordogne et est occupé du début du IIIe au milieu du Ier s. av. J.-C. ; il a livré une entrave de cou et sa chaîne : M. et Ch. Sireix (1992). Le site de Verdun-sur-le-Doubs « Petit-Chauvort » s’étend sur 15 ha environ et est occupé de la fin du IVe s. à la fin du IIe s. av. J.-C. : Ph. Barral (2001). 692 PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY d’amphores vinaires italiques chez certains peuples de Gaule interne. Le lien entre ces différents facteurs est évident. Sur un type de site que l’on peut qualifier d’emporion ou port of trade, la présence conjointe d’importations méditerranéennes et d’entraves de prisonniers devient pleinement cohérente. Les entraves participeraient ainsi d’un trafic de captifs de guerre, initié et contrôlé par les membres de l’élite gauloise. À cet égard, la concentration d’entraves de type Chalon dans le secteur de la moyenne vallée de la Saône et de la basse vallée du Doubs est un fait remarquable. Il est possible d’aller encore plus loin : l’entrave de Bigberry ne révèlerait-t-elle pas un trafic à longue distance entre la Gaule du Centre-Est et la Bretagne, comme par exemple les pots à salaisons de type Besançon dont on suit parfaitement la trace depuis le Chalonnais et le Morvan jusqu’au sud de l’Angleterre, via la Loire, dans la deuxième moitié du IIe siècle et le début du Ier siècle31 ? Toutefois, le facteur commercial ne suffit peut-être pas à lui seul pour expliquer cette fréquence particulière et on peut se demander s’il n’y pas lieu de localiser un atelier dans cette zone, le site de Verdun constituant le candidat le plus plausible, dans l’état de nos connaissances. Est-il possible, en dernier lieu, d’attribuer ces entraves à un peuple précis ? On a proposé naguère les Éduens, mais la question mérite d’être réexaminée. La zone où sont localisées les entraves à cadenas constitue, à la fin du IIe et au début du Ier s. av. J.-C., une entité culturellement homogène, d’après l’étude des faciès céramiques32. Cette zone se distingue assez nettement de la zone du MâconnaisTournugeois et de celle du Dijonnais, ces trois micro-régions faisant toutefois partie intégrante d’un vaste ensemble culturellement cohérent qui inclut les plaines de Saône, du Doubs et les contreforts du Jura, sur lequel l’influence séquane apparaît prépondérante. Il y a bien sûr, pour passer des réalités culturelles aux réalités politiques et territoriales, un pas à franchir, qui ne va pas de soi. Sur la question des limites des territoires ethniques, on se trouve ici en terrain mouvant. Il importe de rappeler en effet que la zone qui nous intéresse fait l’objet à la fin de l’âge du Fer d’une concurrence acharnée entre les Éduens et les Séquanes qui se disputent âprement le contrôle de la Saône33. Il apparaît vraisemblable que la frontière séparant ces deux peuples ait fluctué de manière sensible, à l’occasion de conflits répétés intervenant dans les décennies de la fin de l’indépendance, et que de larges portions de territoires aient alors changé de mouvance34. En définitive, il semble donc difficile de trancher en faveur d’un peuple plutôt que de l’autre. Au demeurant, dans la lutte d’influence que se livraient Éduens et Séquanes pour gagner les faveurs de Rome, il serait d’ailleurs surprenant qu’ils n’aient pas utilisé conjointement les mêmes méthodes et les mêmes moyens. À ce point de vue, on constatera que des flux d’importations similaires parviennent simultanément à Bibracte et à Vesontio. 31 32 33 34 Sur la production et la diffusion de ces pots, voir par exemple Ph. Barral (2003). Ph. Barral (2003). César, B.G. 6, 1-4, 6 et Strabon, G., 4, 3, 2 l’évoquent clairement. Sur la délicate question de la restitution des limites des peuples du Centre-Est, voir notamment Y. Le Bohec (1992), Ph. Barral et al. (2002), S. Fichtl (2004). Sur cette question, voir notamment S. Fichtl (2004 : p. 57 et p. 132-133). 693 LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS : NOUVELLES DONNÉES Conclusion Parmi les différents modèles d’entraves, l’entrave à cadenas, attestée dès le IIe s. av. J.-C., apparaît aussi performante que sophistiquée. Leur technicité, leur nombre (plus d’une dizaine d’exemplaires désormais connus) et le contexte précis de la trouvaille de Verdun-sur-le-Doubs laissent penser à la production d’atelier(s), en série. Autre chose est d’en conclure sans nuances, comme on l’a fait souvent, à la généralisation de l’esclavage (stricto sensu) dans la Gaule laténienne et à l’exportation massive d’ « esclaves » vers l’Italie, au prorata des importations vinaires. Pour autant, même si leur usage « civil » doit aussi s’envisager, le rapport physique et symbolique de ces objets avec la guerre est évident (dépôts en milieu humide). De même leur distribution sur des sites aristocratiques ou sur des sites-clefs au plan économique et politique, ou leur concentration sur l’axe de la Saône et du Doubs sont-elles significatives du lien qu’elles entretiennent avec les échanges. À partir de là, on peut se demander si l’ouverture nouvelle de la Gaule, et de la Gaule de l’Est tout particulièrement, à l’impérialo-esclavagisme romain, n’a pas donné une orientation nouvelle aux razzias locales jusque-là essentiellement tournées vers les biens et accessoirement vers les individus (femmes, serviteurs). Sollicitée par la demande extérieure, la guerre a pu viser une valeur d’échange, dans un monde de plus en plus marchand, incorporant simultanément une valeur mercantile à des biens qui n’avaient jusque-là qu’une valeur d’usage social rare (serviteurs), et c’est à la charnière de La Tène C – D1 que nos entraves placent ce grand tournant. 694 PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY Bibliographie Audin, A., Armand-Calliat, L. 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Barral). 698 PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY Fig. 2 : Localisation des sites ayant livré des entraves de type Chalon dans la moyenne vallée de la Saône et la basse vallée du Doubs (données et DAO Ph. Barral). 699 LES ENTRAVES LATÉNIENNES DES VALLÉES DE LA SAÔNE ET DU DOUBS : NOUVELLES DONNÉES Fig. 3 : Localisation des occupations de la fin de l’âge du Fer à Verdun-sur-le-Doubs (données et DAO Ph. Barral). 700 PHILIPPE BARRAL et ALAIN DAUBIGNEY Fig. 4 : Sélection de mobilier associé à l’entrave de Verdun au sein de l’US 99-503 (1-3 : statère en électrum et potins ; 4-5 : fibules en fer de schéma LT C ; 6-7 : fibules en bronze du type de Nauheim ; 8-15 : amphores gréco-italiques et Dr. 1 ; 16-20 : céramique Campanienne A ; 21 : céramique claire importée) (photos L. Jeunot, dessins V. Merle, G. Videau, G. Verrier). 701